Apprendre les échecs à 40 ans.
Ce qui suit est une traduction libre de l'article Learning Chess at 40. Une version archivée de l'article est disponible ici.
C'est un article écrit par Tom Vanderbilt.
Ce que j'ai appris en tentant de suivre ma fille de 4 ans dans ce jeu royal.
Ma fille de 4 ans et moi étions en pleine partie de dames il y a environ 3 ans quand ses yeux ont dévié vers une table voisine. Là, un damier noir et blanc était équippé de pièces plus intéressantes, comme des chevaux et des tours. "Qu'est-ce que c'est ?" m'a-t-elle demandé. "Des échecs", j'ai répondu. "On peut jouer ?", J'ai aquiéscé, l'air absent.
Il y avait juste un problème : je ne savais pas comment. Je me souvenais vaguement avoir appris les mouvements de base à l'école élémentaire mais ça n'était jamais resté. C'est un fait qui m'a vaguement hanté le reste de ma vie : des échiquiers vacants dans les chambres d'hotel ou les puzzles dans les journaux du weekend me taquinaient comme des énigmes pleines de reproches.
J'ai donc décidé d'apprendre, même si c'était juste pour le transmettre à ma fille. Les bases étaient assez simples : quelques heures sur mon smartphone pendant les anniversaires des enfants ou en attendant en ligne à la caisse enregistreuse. Toutefois, il est rapidement devenu apparent que je n'avais aucun concept de stratégie. La littérature échiquéenne était aussi large qu'intimidante, extrèmement spécifique, saturée d'ouvrages détaillant des ouvertures en plusieurs centaines de pages. Rien que l'analyse des finales pouvait vous noyer.
Ainsi, faisant face à mon temps limité et a ma volonté de correctement apprendre le jeu à ma fille, j'ai engagé un coach pour nous apprendre à nous deux. Nous nous sommes donc assis toutes les semaines avec Simon Rudowski, un émigré polonais, qui apportait grâce à ses habitudes formelles et son air sévère une certaine gravité à la tâche.
Il ne fallut pas longtemps pour comprendre que les échecs semblaient un jeu pour les jeunes. Quand ma fille commença à faire des tournois scolaires, je parlais avec les autres parents en leur demandant s'ils jouaient, la réponse usuelle étant un haussement d'épaule d'excuse et un sourire. Je leur expliquais que j'étais en train d'apprendre et la réponse était patronisante : "Bonne chance !". Je lisais des nouvelles à propos de tournois internationaux et je fus frappé par la suggestion qu'un grand maitre avait passé son pic de performance. Il avait la trentaine. J'avais l'habitude d'entendre parler d'athlètes de cette façon mais pour un jeu d'esprit comme les échecs ?
Même si j'en avais conscience que par intermittence au début, ma fille et moi embarquions dans une sorte d'expérience cognitive. Nous étions deux novices tentant d'apprendre une nouvelle compétence. Nous commencions au même point mais étions séparés par quatre décennies de vie. J'étais l'expert en tout jusqu'à ce point dans sa vie : je savais ce que les mots voulaient dire, comment faire du vélo. Mais là, nous étions curieusement sur un pied d'égalité. Du moins, je le pensais.
Je commençais à régulièrement jouer en ligne, faire des puzzles et même à parcourir des livres comme "Les meilleures parties de Bent Larsen". Je m'améliorais au jeu, ne serait-ce que par le fait que je m'y appliquais plus sérieusement. Quand nous jouions, elle perdait parfois au temps, perdue dans sa concentration et je faisais exprès de faire des erreurs pour maintenir la bonne humeur. Dans le monde des échecs, j'étais un patzer, un novice sans espoir, mais chez moi je pouvais au moins me sentir comme un vieux sage bienveillant.
Puis ma fille commença à me battre.
La question de l'âge aux échecs est éternelle. En effet, une des premières discussions autour du maintenant universel "classement Elo" se trouvait dans un article de 1965 du journal de la gérontologie. En utilisant cette nouvelle analyse statistique, le professeur Arpad Elo avait trouvé que le pic de compétence pour les joueurs d'échecs était à 36 ans avec une lente et inéxorable descente après.
Mais ça c'était avant. Aujourd'hui, les échecs deviennent toujours plus jeunes. Neil Charness, un professeur de psychanalyse à l'université d'État de Floride a longtemps étudié la question de la performance aux échecs. "Bobby Fisher est devenu grand maitre à 15 ans" dit-il, "Puis Judit Polgar a battu ce record." Puis Sergey Karjakin en 2002 à l'âge de 12 ans. "Le record du plus jeune grand maitre ne cesse d'être battu." Plus récemment, Wei Yi devint le plus jeune à dépasser 2600 Elo à 13 ans. Magnus Carlsen, Le meilleur joueur mondial actuel était le plus jeune à devenir numéro 1, à l'âge de 19 ans. Dans un processus analogue à celui du "Flynn effect" décrivant la hausse des scores QI dans le dernier centenaire, le classement Elo des joueurs d'échecs n'a pas arrêté d'augmenter. Charness remarque que les "jeunes joueurs deviennent forts plus rapidement qu'avant", grâce en partie aux meilleurs outils et retours d'expériences : des intelligences artificielles, des bases de données, la possibilité de trouver des joueurs de n'importe quel niveau n'importe quand.
En vieillissant, nous devenons de mauvais débutants.
Les échecs, jeu qui a été nommé "mouche drosophile" de la psychologie cognitive, est un outil qui semble avoir été construit dans le but de mettre en lumière les déficiences d'un cerveau vieillissant. Le psychologue Timothy Salthouse remarque que les tests cognitifs de vitesse, de raisonnement et de mémoire sont "assez large", "linéaires" et, le plus alarmant pour moi, "clairement apparent avant la cinquantaine". Les conséquences sont limpides sur l'échiquier. Dans une étude, Charness a rassemblé des joueurs de niveaux différents d'évaluer la possibilité de mise en échec pendant un match. Les joueurs les plus compétents étaient plus rapides à cette tâche, comme si c'était un jugement perceptif, essentiellement de la reconnaissance de forme engrangée de leurs matches précédents. Mais indépendemment de leur compétence, plus le joueur était vieux, moins rapide il était à identifier ces menaces.
Ce n'est pas simplement l'âge qui vous ralenti, vous devez commencer jeune aussi. Charness indique que des recherches de Nicolai Krogius, un grand maitre russe et psychologue, montre une corrélation positive entre l'âge de début d'apprentissage des échecs et les succès futurs en tournoi. Cette idée est tellement installée que Carlsen est perçu comme une anomalie fascinante : "à 5 ans", s'émerveille quelqu'un, "à un âge durant lequel les grands maitres devraient au moins avoir démarré, Carlsen montrait peu d'intérêt pour le jeu". Commencer tard semble être un handicap me disait Charness. Même quand on ajustait pour l'expérience totale, ceux qui ont commencé plus tôt ont plus de chances d'atteindre un niveau international. "Ce n'est pas simplement que vous n'avez pas accumulé l'expérience mais plutôt que vous n'avez pas la plastique pour ça."
En vieillissant, nous devenons de mauvais débutants. Charness, dans une de ses études, confrontait des sujets d'âges variés à des éditeurs de textes originaux. Certains étaient habitués à des logiciels similaires et d'autres non. Plus le débutant était vieux plus il prenait de temps à apprendre. "Si vous parlez de deux novices," dit Charness quand je l'interrogeais sur le cas de ma fille et moi-même aux échecs, "votre fille devrait apprendre environ deux fois plus vite que vous." Ma fille est en l'état en train d'apprendre les échecs comme une première langue et moi comme une seconde.
Son cerveau est, comme l'échiquier en début de partie, encore plein d'infinies possibilités, brillant de ses innombrables synapses qui n'attendent que d'être utilisées. Comme le notait le neuroscientifique Peter Huttenlocher dans Brain Research, un enfant de 7 ans, comme ma fille aujourd'hui, a un cerveau qui est presque entièrement formé mais a une "densité synaptique" de 36% plus élevé que chez l'adulte moyen. Elle est, d'une certaine façon, encore en train d'appréhender le monde et ferme ses synapses au cours de ce processus, comme si l'on vidait les disques durs de leurs applications non usitées pour améliorer les performances globales.
Ce qui se passait dans mon cerveau-échiquier en comparaison ressemblait plus à un milieu de partie défensif, méfiant, dans lequel j'essayais de conserver mes pièces face à un dénouement inéluctable.
Denise Park, directeur de recherche à l'université du Texas pour la longévité, décrit ce qui se passait en des termes saisissants. "Alors que vous vieillissez, vous assistez à la dégradation évidente du cerveau, même chez les personnes en bonne santé. Votre cortex frontal devient plus petit et votre hippocampus, le siège de la mémoire, diminue." Le volume de mon cerveau diminue année après année, l'épaisseur corticale chutant de 0.5% par an.
Là où le cerveau de ma fille formait avidement de nouvelles connexions neuroniques, le mien aurait peut-être pu bénéficier de nouvelles. "Vous ne voulez pas supprimer des connexions synaptiques, vous voulez les augmenter" me disait Park. Le cerveau de ma fille tentait d'apprivoiser le chaos de façon efficiente. "Pour les adultes plus âgés", disait Park, "Il n'y a pas assez de chaos."
De retour face à l'échiquier, il me semblait qu'il y avait plus qu'assez de chaos. D'abord, ma fille chantonnait gaiement quand elle réfléchissait à ses coups, ce qui est complètement Verboten dans des conditions de tournoi, mais je ne voulais pas lui laisser l'impression que cela m'affectait et ce n'était clairement pas aussi dérangeant que les provocations frénétiques des lutteurs échiquéens du parc de Washington Square. Le pire était le sentiment de facilité qui se dégageait d'elle. Là où je scrutais avec attention le plateau, elle le balayait avec des mouvements vifs. Là où je m'attachais aux dictons qu'on m'avait appris ("Cavalier au bord, cavalier mort !"), elle donnait l'impression d'inventer sur l'instant. Après un coup qui semblait particulièrement désastreux, je jouais le coach et demandait : Es-tu bien sûr que c'est ce que tu veux faire ? Elle haussait les épaules. Je ressentais pendant un court instant un frémissement de frustration et de pitié : "il ne marche pas ton coup !". Puis elle me punissait par un sévère clouage sur ma reine ou une habile attaque sur la dernière rangée que j'avais omise. Quand j'avançais mes pièces elle s'enorgueillait : "je savais que tu allais faire ça".
J'assistais parfois aux leçons du professeur Simon qui lui présentait des puzzles à résoudre sur l'échiquier. Je luttais à trouver une solution, me croyant malin, pour finalement me rendre compte que j'étais complètement passé à côté du problème. Ma fille quant à elle amenait rapidement les pièces sur les bonnes cases. Elle me jetait parfois un regard, irradiant de sa précocité. J'étais fier, j'étais frustré. Il y a sûrement peu de plus grandes satisfactions que celui de sa progéniture excellant à quelque chose. Mais c'est un sentiment bien différent, une gifle qui donne à réfléchir, la vague sensation d'alarme qu'on a laissé échapper un génie de sa lampe, quand ils nous dépassent sur un terrain commun. Quand une personne qui ne peut toujours pas lasser ses chaussures, qui n'a pas appris les divisions, peut soudain me battre au jeu royal. Elle était Deep Blue version 1 et j'étais la race humaine, lentement mais sûrement dépassée.
J'ai résisté à l'idée que j'étais simplement trop vieux. J'étais obstinément fier, compétitif, mais aussi curieux. Etait-ce simplement mon âge ou bien est-ce que ma fille était vraiment une meilleure joueuse ?
Je suis retourné chez les experts pour chercher à être rassuré. Park me disait que j'étais probablement au pic de ma force intellectuelle. Face à la puissance de calcul brute de ma fille, j'avais des capacités d'abstraction de plus haut niveau sur lesquelles je pouvais m'appuyer. "Quand vous êtes jeune, vous pouvez intégrer les informations très rapidement." Elle me prévenait qu'elle simplifiait les choses, mais j'étais heureux de pouvoir me rattraper à cette bouée.
J'ai appris qu'il y a deux formes d'intelligence : la "fluide" et la "cristallisée". D'abord théorisé par le psychologue Raymond Cattel, l'intelligence fluide est basiquement la capacité de garder la tête froide et de résoudre des situations inédites. L'intelligence cristallisée est ce qu'une personne sait déjà : sagesse, souvenirs, conscience propre. Même si j'apprenais les échecs pour la première fois, j'avais une vie de jeux derrière moi. L'intelligence fluide est généralement vue comme représentée chez les jeunes et celle cristallisée chez les vieux (mais les exceptions sont nombreuses). Les vieux mathématiciens au sommet de leur art sont aussi rares que de jeunes juges de la cour suprême. Les échecs, spécifiquement joués au plus haut niveau, demandent à la fois de l'intelligence fluide et cristallisée. L'une permet la puissance de feu nécessaire à s'extriquer d'une position originale, mais l'autre aide en piochant dans un profond réservoir de parties déjà jouées (des grands maitres comme Carlsen peuvent souvent identifier des parties historiques d'un simple regard).
La maison eu soudain l'atmosphère d'une salle de guerre.
Bien sûr, ma fille, comme presque tous les enfants de son âge, n'avait pas mémorisé une vaste bibliothèque de parties ni ne réfléchissait consciemment à des concepts de plus haut niveau. "Je pense choisir la variation Rubenstein de la défense française" ne faisait pas partie de ses pensées. Elle jouait avec un instinct brut, de la pure intelligence fluide. Daniel King, un ancien joueur professionnel, spécialiste du système Londres qui commente et analyse des matchs, me dit : "les enfants n'ont pas d'arrière-pensée : c'est ce type de confiance qui peut déconcerter leur adversaire." La psychologue Dianne Horgan notait que "les enfants, n'ayant pas de schéma de représentation plus large s'appuient souvent sur des heuristiques plus simples et satisfaisantes", comme choisir le premier coup ayant l'air bien qui leur vient à l'esprit.
Ma fille choisissait en effet rapidement ses coups. Invariablement, je lui demandais : "Tu es sûre que tu ne veux pas prendre plus de temps pour réfléchir ?". Elle le faisait rarement. Les experts, curieusement, avaient également des jugements rapides et intuitifs. Magnus Carlsen par exemple, a décrit comment il choisit rapidement un coup et passe ensuite un long moment à vérifier qu'il est correct.
Quand j'ai demandé à Rudowski, le professeur de ma fille, à propos des différences entre apprendre à un enfant novice en opposition à un adulte novice, il répondit : "Les adultes ont besoin de s'expliquer pourquoi ils jouent ce qu'ils jouent. C'est comme pour les langues. Les adultes apprennent les règles de grammaire et la ponctuation et utilisent ce savoir pour former des phrases. Les enfants apprennent en parlant."
Voilà le plan : j'allais contrer sa fluidité avec ma large intelligence cristallisée. Je ne serais probablement jamais un intellectuel vif comme elle l'était, mais je pouvais aller plus loin d'après moi. Je pouvais devenir stratégique. J'ai commencé à regarder les analyses de Daniel King de matchs au top niveau sur youtube. Ma fille essayait parfois de suivre avec moi, mais je remarquais qu'elle s'ennuyait rapidement ou perdait le fil (et parfois moi aussi je dois l'admettre) quand il expliquait qu'une variation obscure augmentait "la tension de la position" ou "contribuait à accentuer le déséquilibre de l'aile dame". Dit simplement, je pouvais investir plus d'efforts. Ma fille n'était pas plus une enfant génie que j'en étais un d'une quarantaine d'années. Si elle avait du génie, cela était hérité en partie de moi après tout. Mes efforts continus allaient faire pencher la balance en ma faveur.
La maison eu soudain l'atmosphère d'une salle de guerre. J'analysais gravement des lignes d'ouverture et je tentais de survivre dans d'intenses parties de blitz en ligne. Elle jouait des tournois sur chesskid.com mais semblait plus intéressée par les trophées virtuels (comme celui du "échecs marathon" qui récompensait une partie de plus de 100 coups) que de battre d'autres enfants. Quand je lui demandais un jour si elle pensait qu'elle était meilleure que moi, elle eut cette réponse effrontément sophistiquée qui indiquait qu'elle était au courant de mes recherches et qu'elle voulait m'ennuyer : "Je le suis. Parce que je suis plus jeune, que mon cerveau est plus rapide et que je continue de grandir".
Puis, il y a quelques semaines, des mois après le début de sa série de victoires contre moi, je gagnais deux parties d'échecs d'affilée. J'avais toutefois dû travailler deux fois plus dur pour arriver à ce résultat.
J'ai appris qu'aussi brillante que ma fille était à déclencher des attaques hyper aggressives, à sonder cliniquement mes faiblesses, elle avait un talon d'Achille : ce que je faisais. Elle jouait pendant nos parties comme si j'étais un ordinateur de faible niveau faisant des coups aléatoires et sans espoir. En effet, lorsque je jouais, son regard se fixait au loin, comme si je n'avais aucune influence sur le jeu dans sa globalité. Mais elle ne voyait pas que mes coups, mineurs et non menaçants, faisaient partie d'un objectif stratégique plus large. Contre sa fluidité précipitée, je tissais une toile de pièges cristallisés.
Les deux matchs s'étirèrent jusqu'à la fin de la partie où je fus capable de tirer parti de mon endurance et ma capacité d'attention. Je notais finalement que même lorsque l'issue paraissait évidente pour moi, qu'elle allait perdre, elle continuait de jouer. J'avais remarqué la même chose au poker contre elle : elle voulait toujours continuer de parier jusqu'à la fin, avec les mains les plus faibles, même quand les adversaires la dépassaient largement. Elle n'avait pas ce sens métacognitif, cette capacité Bayésienne d'orienter ses croyances de façon probabiliste.
Ce fut une victoire à la Pyrrhus en fin de compte. Non seulement m'a-t-elle battu de nombreuses fois depuis, mais il y avait également ce regard quand je la mettais échecs et mat une seconde fois. Si les jeux m'avaient appris les différences entre les cerveaux des jeunes et des vieux, les différentes façons dont nous apprenons et déployons nos ressources cognitives ; ils m'apprirent également que l'unique chose plus dure que de perdre contre sa fille aux échecs est de gagner contre elle.