Comment le jeu de dames fut résolu.
Ce qui suit est une traduction libre de l'article How Checkers Was Solved. Une version archivée de l'article est disponible ici.
C'est un article écrit par Alexis C. Madrigal.
L'histoire d'un duel entre deux hommes, d'un décès, et de l'origine de la quête de la création d'une intelligence artificielle.
Marion Tinsley, professeur de maths, ministre et meilleur joueur de monde de dames, assis devant un plateau face à un ordinateur, était mourant.
Tinsley avait été le meilleur au monde pendant 40 ans, une période durant laquelle il avait perdu quelques parties contre des humains, mais jamais un match. Il est possible que personne n'ai jamais dominé une activité compétitive à la façon de Tinsley. Mais cette fois-ci, c'était différent : c'était un championnat mondial de l'homme contre la machine.
Son adversaire était Chinook, un programme jouant aux dames inventé par Jonathan Schaeffer, un bedonnant professeur aux cheveux frisés de l'université d'Alberta. C'est à travers un travail obsessionnel que Chinook devint excellent. La machine n'avait perdu aucune partie dans les 125 dernières qu'elle avait disputées. Depuis qu'elle avait perdu contre Tinsley en 1992, l'équipe de Schaeffer avait passé des milliers d'heures à la perfectionner.
La nuit précédant le match, Tinsley rêva que Dieu s'adressait à lui et dit, "J'aime Jonathan aussi", ce qui lui laissa penser qu'il avait peut-être perdu l'exclusivité de la ferveur divine.
C'est dans ces circonstances qu'ils s'assirent dans l'ancien musée de l'informatique à Boston. La pièce était spacieuse mais la foule réduite à une dizaine de personnes. Les deux hommes devaient jouer une série de 30 matchs sur deux semaines. Nous étions en 1994, avant Garry Kasparov et Deep blue ou Lee Sedol et Alphago.
Nos contemporains racontent l'histoire comme un affrontement entre l'homme et la machine, l'intuition rapide contre la puissance de calcul brut d'un superordinateur. Mais Tinsley et Schaeffer étaient d'accord tous deux : c'était une bataille entre deux hommes, chacun ayant préparé et affûté un instrument unique pour défaire l'autre. Ayant été si longtemps aussi dominant contre les humains, Tinsley était excité à l'idée qu'une entité puisse finalement lui donner du fil à retordre. Il s'était porté volontaire pour jouer des matchs amicaux contre l'ordinateur durant l'entraînement menant à leurs matchs de championnat. Et Schaeffer, même s'il était un jeune homme obstiné, était devenu le promoteur le plus efficient des haut-faits de Tinsley et de son héritage.
Mais ici, dans ce hall, un développement bien humain troublait Tinsley. Son estomac lui faisait mal. La douleur l'avait maintenu éveillé toute la nuit. Après 6 parties, toutes nulles, il décida d'aller voir un médecin. Schaeffer l'amena à l'hôpital. Mais le jour suivant, le scan lui indiqua qu'il avait une masse dans le pancréas et Tinsley compris son destin.
Il abandonna. Chinook devint le premier programme informatique de l'histoire à gagner un championnat du monde. Mais Schaeffer était dévasté. Il avait dédié des années de sa vie à la création qui pourrait battre le meilleur joueur de dames de tous les temps et alors qu'il allait réaliser son rêve, Tinsley abandonna. Sept mois après, Tinsley mouru, n'ayant jamais réellement perdu un match contre Chinook.
Ceci décida Schaeffer à se lancer dans une odyssée de calcul de treize ans pour exorciser le fantôme d'un homme. Sans Tinsley, la seule façon de prouver que Chinook aurait pu le battre était de battre le jeu lui-même. Les résultats seraient publiés le 19 Juillet 2007 dans le magazine "Science" avec pour titre : Les dames sont résolues.
"Depuis la fin de la saga Tinsley en 94/95 jusqu'en 2007, J'ai inlassablement travaillé sur un programme de dames", me dit Schaeffer. "La raison était simple : je voulais me débarrasser du fantôme de Marion Tinsley. Les gens me disaient que je n'aurais jamais pu le battre parce que son jeu était parfait. En réalité, nous l'aurions battu parce qu'il n'était que presque parfait. Mais mon programme l'est, lui.
Jonathan Schaeffer n'avait pas commencé sa carrière en pensant résoudre le jeu de dames. Il était d'abord un joueur d'échecs. Un bon mais pas un excellent joueur. Mais il aimait également les ordinateurs et avait décroché un doctorat en informatique. Il décida alors qu'il allait développer un programme jouant aux échecs. Il l'appella Phoenix et c'était un des meilleurs programmes des années 80. En 1989 toutefois, il "explosa en plein vol" au championnat mondial des ordinateurs aux échecs. Au même moment, l'équipe qui produirait DeepBlue, le logiciel d'échecs qui allait battre Kasparov, se forma. Schaeffer comprit qu'il ne développerait jamais un programme champion du monde.
Un collègue lui suggéra d'essayer les dames et après seulement quelques mois de travail son programme fut assez bon pour participer à l'Olympiade Londonienne d'ordinateurs pour jouer contre d'autres intelligences artificielles. C'est à ce moment-là qu'il commença à entendre parler du grand Marion Tinsley.
"Je fantasmais du bonheur que serait la victoire face au terrible Tinsley."
Au plus haut niveau, les dames sont un jeu d'attrition mentale. La plupart des parties sont nulles. En match sérieux, les joueurs ne démarrent pas de la position initiale standard mais d'une ouverture en trois coups piochée d'une liste d'ouvertures approuvées. Celles-ci donnent un léger avantage à l'un des joueurs et les adversaires les jouent, en alternant les couleurs. La principale façon de perdre est de faire une erreur sur laquelle l'adversaire peut s'appuyer.
Le jeu de dames semble tout indiqué pour les ordinateurs. C'était certainement l'idée au milieu des années 1950, lorsque un scientifique d'IBM nommé Arthur Samuel essaya de faire fonctionner un programme jouant aux dames sur un IBM 704. Il travailla sur le problème les 15 années qui suivirent et publia plusieurs papiers importants sur ce qu'il appela, et que nous appelons tous maintenant, "l'apprentissage machine".
L'apprentissage machine est le concept sous-jacent de la vague actuelle de l'intelligence artificielle. Les descendants de ces premiers travaux promettent maintenant de révolutionner des industries entières et le marché ouvrier. Mais le programme de Samuel n'eut jamais de succès contre de vrais humains. En mai 1958, plusieurs membres de la corporation Endicott Johnson des clubs d'échecs et de dames démolirent le programme pour le plus grand plaisir de la presse de Binghamton et de Sun-Bulletin.
"Le cerveau humain, perdu de vue dans un âge de satellites, de surgelés et de calculateurs électroniques de données a vu rejaillir ce matin sa gloire passée", était-il écrit. "Le 704 ne pense pas" expliquait le professeur Samuel. "Ce qu'il fait est chercher dans sa 'mémoire', stockée sur de la bande magnétique, de situations au jeu de dames rencontrées précédemment. Il rejette les choix qui se sont révélés mauvais par le passé et choisi ceux qui ont bien fonctionné."
Cette description pourrait encore être valide pour ce qui est connu comme de "l'apprentissage supervisé", une des nombreuses techniques qui ont revitalisé le champ de l'intelligence artificielle ces dernières années. Un des coauteurs du livre "Apprentissage supervisé, Rich Sutton décrivit la recherche de Samuel comme l'un des "premiers" travaux sur ce qui "est vu comme directement dans la lignée" de l'IA moderne. Sutton fut également un des collègues de Schaeffer à l'université d'Alberta, où DeepMind de Google a récemment annoncé ouvrir des bureaux de recherche internationaux.
Malgré ses méthodes révolutionnaires, Samuel avait en 10 ans, dans ses propres termes, que fait "des avancées limitées". Il continua toutefois à travailler à ce problème à IBM, à l'Institut de technologie de Massachusetts puis à l'université de Standford à l'aide d'une subvention du département de la défense. Comme pour beaucoup des techniques à la mode maintenant, il n'avait simplement pas la puissance de calcul ni les jeux de données nécessaires pour faire fonctionner ses superbes idées.
Donc quand Schaeffer commença à développer son propre logiciel, il alla voir Samuel et compris qu'il ne pouvait pas emprunter exactement le même chemin. Il allait devoir construire un nouveau système. Au début ils l'appelèrent La Bête, mais ils changèrent pour Chinook d'après les vents chauds qui soufflent parfois sur Alberta.
Schaeffer se consumait dans le travail. Comme il le décrivait dans son livre de 1997, "Parfois, quand j'avais du mal à dormir, je fantasmais sur l'exaltation de quand Chinook finalement défèrerai le terrible Tinsley." Sa femme interrompait ses rêves en demandant, "Tu penses de nouveau à lui c'est ça ?"
Alors que le logiciel était développé au fil des années, deux composants restèrent centraux dans son fonctionnement. Le premier est aisé à comprendre : c'est une bibliothèque de tous les calculs possibles pour toutes les positions du damier quand il reste peu de pièces sur le plateau. Ainsi, s'il reste six pièces (et ce fut ensuite valable pour sept ou huit), le logiciel de Schaeffer connaissait toutes les combinaisons. À cette époque, il fallait une vaste puissance de calcul pour faire tourner toutes ces simulations.
À force de calculs, Schaeffer et son équipe rendirent Chinook toujours plus fort jusqu'à ce qu'il puisse battre de vrais joueurs. Mais ils savaient qu'ils ne pouvaient calculer toutes les positions.
Les règles du jeu de dames sont simples mais le nombre de coups possibles est massif : il y en a 5 × 10²º. Schaeffer a une analogie pour faire comprendre la taille ridicule de ce nombre : imaginez devoir puiser toute l'eau de l'océan Pacifique en utilisant une petite tasse. L'océan est l'univers des possibilités du jeu de dames et la tasse est une unité de calcul.
Le second composant du système est plus compliqué à comprendre. Chinook devait chercher le meilleur coup au sein des possibles pour chaque position rencontrée au cours d'un match. Comme beaucoup de systèmes similaires, Chinook essayait d'imaginer les réponses de l'adversaire aussi loin que possible et affectait un score à chaque simulation. Au début, Chinook ne calculait avec une profondeur que de 14 ou 15 coups mais plus il était amélioré, plus il allait loin. "Comme pour les échecs, aller plus loin dans les calculs est toujours mieux", me dit Schaeffer.
À la fin des années 1990, la fédération américaine du jeu de dames autorisa Chinook à participer à la compétition nationale. Le logiciel fut invaincu et affronta Tinsley pour faire nul six fois. Cette prouesse lui donna le droit de défier Tinsley dans un match pour déterminer le champion du monde.
Après cette performance, Tinsley appela Schaeffer pour lui demander s'il avait envie de disputer une série de matchs amicaux.
De 1950 à 1990, Tinsley était le champion du monde du jeu de dames quand il le souhaitait. Il se retirait parfois de la compétition pour étudier les mathématiques ou se dédier à la théologie mais quand il revenait, c'était pour battre tout le monde et redevenir champion. Dans cet intervalle de 40 ans, il perdit cinq parties au total et aucun match.
Derek Oldbury, probablement le deuxième meilleur joueur de tous les temps, écrivit une encyclopédie du jeu de dames. Il était effusif dans ses compliments au maître : "Marion Tinsley est aux dames ce que Léonard de Vinci était à la science, Michel-Ange aux arts et Beethoven à la musique."
C'est difficile de savoir comment appréhender Marion Tinsley de la perspective du 21ᵉ siècle. Il semblait hors du monde ou tout du moins hors du temps. Sa vie était composée du jeu de dames, les mathématiques et de sa foi inébranlable. Il était amical sous tous rapports et pourtant son style de jeu était agressif et implacable.
Il n'est pas rare de dire que quelqu'un a vécu une "vie de l'esprit" mais dans le cas de Tinsley, à la fois la vie et l'esprit sortaient de l'ordinaire. Pendant des années, alors qu'il était étudiant à l'université d'état de l'Ohio, il passait 8h par jour à jouer aux dames. Il ne se maria jamais. "Je n'ai pas vu de mariage au jeu de dames qui fonctionnait" dit-il à un journaliste. "C'est une femme très particulière que celle qui peut être mariée à un vrai étudiant des dames." Sa mère vécu avec lui jusque dans les années 1980. Un portrait de Tinsley dans une édition de 1993 du "Philadelphia Inquirer" le présentait comme habillé d'un pull bleu sur une chemise et une cravate. Son déjeuner était "un bol de lait, une moitié de pomme et un sandwich au beurre de cacahuètes".
Sa vision des dynamiques raciales du sud était également fascinante. "J'ai pensé devenir missionnaire indépendant en Afrique" dit-il au "Sports Illustrated" de 1992, "jusqu'à ce qu'une sœur à la mauvaise langue pointa que la plupart des gens qui voulaient aider les noirs en Afrique ne parlaient même pas aux noirs en Amérique".
Il devint ministre laïc dans une église majoritairement noire à la place et quitta le département universitaire de l'état de Floride en mathématiques pour enseigner à l'Université de mécanique et d'agriculture de Floride, historiquement noire. Il passa 26 ans là-bas.
Un annuaire datant de la fin de son séjour dans ce campus montrait la vie dense et riche qu'il y menait en seul blanc dépassant la quarantaine. Aucun recueil ne détaille l'avis des étudiants noirs sur leur professeur champion de dames mais un collègue décrit Tinsley dans une rubrique nécrologique locale : "Lors de son dîner de départ à la retraite, littéralement chacun, jeune, vieux, noir, blanc, étudiant ou membre de la faculté témoignait de l'impact qu'il avait eu sur leurs vies." Pour un homme de son temps et issu du Kentucky, son chemin relève presque du miracle.
Une chose est sûre, Tinsley était un génie. Son génie avait été rafiné et modelé en une étrange et magnifique forme. Il était le meilleur a une tâche et ordinaire dans toutes les autres. Une part de lui-même s'était quasiment transformée en intelligence artificielle, étroite mais extrêmement capable, tandis que le reste de son personnage vivait une simple vie d'humain.
Quand un journaliste le visita à Tallahassee en Floride, en 1993, des lavandes d'un bleu azure bordaient la route menant à sa maison de deux étages. Les murs de sa maison étaient vides et blancs. Une pièce à l'étage contenait son damier et des livres rapiécés sur le jeu de dames. Tinsley aimait s'asseoir dans un fauteuil de velour. Il ne put jamais complètement expliquer son attrait pour les dames, pourquoi il étudiait des séquences de coups pendant quasiment toute sa vie, pourquoi est-ce qu'il avait un damier magnétique sur sa table de nuit pour explorer de nouvelles combinaisons. C'était quelque chose de proche du divin toutefois.
"Le jeu de dames est profond, simole et élégant", dit-il une fois. Jouer contre un autre humain était "comme deux artistes collaborant sur une oeuvre d'art" dit Tinsley une autre fois.
Et il y eut sa citation la plus célèbre : "les échecs sont comme admirer un vaste océan, les dames sont comme regarder dans un puit sans fond."
C'était comme si les séquences aux dames étaient les Écrits sur lesquels il pouvait méditer sans fin et tirer des sens nouveaux. "De nulle part, une amélioration d'une séquence publiée m'apparaît comme si le subconscient travaillait pour le mettre en lumière," dit-il au Chicago Tribune en 1985. "Beaucoup de mes découvertes apparaissent de nulle part. Certaines de mes compréhensions des saintes écritures naissent de la même façon "
Quand Tinsley vint à Edmonton en 1991 pour jouer les parties amicales contre Chinook, Schaeffer était également surpris que le champion du monde accepta de jouer contre l'ordinateur pour s'amuser.
Les deux hommes s'assirent dans son bureau et démarrèrent les parties, Schaeffer déplaçait les pièces pour Chinook et rapportait les changements du jeu dans le système. Les neuf premières parties furent toutes nulles. Dans la dixième partie, Chinook était en vitesse de croisière, naviguant à 16 ou 17 coups de profondeur dans les ramifications futures. Il proposa un coup qui semblait lui donner un léger avantage. Schaeffer me décrivit la situation : "Tinsley dit immédiatement : 'Vous allez regretter cela.' Et à ce moment-là je pensais qu'il ne pouvait rien en savoir, qu'est-ce qui aurait pu mal tourner ?" Mais à partir de cet instant, Tinsley commença à prendre l'avantage.
"J'ai un meilleur concepteur que Chinook. Le sien est Jonathan, le mien est le Seigneur."
"Dans ses notes de la partie, il écrivit plus tard qu'il avait prédit la fin de la partie jusqu'au bout et savait qu'il allait gagner." dit Schaeffer.
Ce moment devint une idée fixe pour l'informaticien. Après le match, il fit tourner des simulations pour comprendre l'erreur de Chinook. Il découvrit que la partie était perdue à ce moment même s'il jouait parfaitement chaque coup. Pour voir ça, il fallait réfléchir avec 64 coups d'avance.
"J'étais complètement soufflé" me dit Schaeffer. "Comment pouvez-vous espérer battre quelqu'un qui a une compréhension du jeu si profonde qu'il sait immédiatement grâce à son expérience, ses connaissances ou sa recherche qu'il allait gagner dans cette position ?"
Schaeffer peine encore à expliquer ce talent incroyable de Tinsley. Quand il écrivit son livre racontant cette saga, 'Un temps d'avance', Schaeffer reçu une lettre du supérieur académique de Tinsley. Schaeffer me dit qu'il était écrit : "qu'il était une personne exceptionnellement talentueuse et qu'il était capable de briller dans un domaine. Si ce n'était les dames, il aurait été un mathématicien brillant."
Lorsque la motivation de qulqu'un n'est ni l'argent ni la gloire, nous semblons avoir besoin d'une explication supplémentaire, un moteur émotionnel que nous ne possédons pas. L'explication la plus probable de Tinsley est celle qu'il donna au Philadelphia Inquirer en 1993 : il était introverti et ne se sentait pas aimé par ses parents qui, pensait-il, le délaissaient pour sa soeur. Pour attirer leur attention, il concourut en maths et en orthographe. "Tel la brindille ploie elle grandit, et comme je grandissais je gardais le même ressenti."
La soif d'excellence propulsa Tinsley vers l'université à 15 ans où il découvrit la passion qui dominerait le reste de sa vie. Il gagna son premier championnat du monde en 1955.
Et en 1992, il accepta de remettre son titre en jeu dans la première compétition entre l'homme et la machine contre Chinook. Le match était sponsorisé par le producteur d'ordinateurs Silicon Graphics et se tenait à Londres. "Je peux gagner" dit Tinsley au journal The Independant. "J'ai un meilleur concepteur que Chinook. Le sien est Jonathan, le mien est le Seigneur."
Pendant les deux semaines précédent l'événement, un autre joueur de classe mondiale, Don Lafferty, s'entraînait avec lui à Tallahassee, analysant leurs parties et des positions jusqu'à tard le soir.
Les parties de 1992 se tinrent à l'hotel Park Lane qui avait également hébergé l'olympiade d'intelligences artificielles des débuts de Chinook deux ans plus tôt. C'était un large duplex avec un balcon surplombant les joueurs et l'ordinateur de la taille d'un réfrigérateur qui faisait tourner Chinook.
Schaeffer et Tinsley étaient assis l'un face à l'autre et un large écran retransmettait le mouvement des pièces. Tinsley fit couler le premier sang en battant Chinook dans la cinquième partie. Mais la machine lui rendît la pareille lors de la huitième partie, avec une victoire éclatante. C'était la sixième défaite de Tinsley en quarante ans.
Malgré les années de labeur et de rêves de réussite, Schaeffer se sentit triste. "Nous restons des membres de l'espèce humaine" écrivit-il dans son livre, "et la victoire de Chinook contre Tinsley dans cette partie marquait l'inexorable avancée des machines vers leur éventuelle suprématie aux dames et dans d'autres jeux comme les échecs." Schaeffer avait peut-être gagné mais les humains avaient perdu.
Après une série de parties nulles, Chinook gagna de nouveau à la seizième partie. Aucun joueur vivant n'avait défait Tinsley plus d'une fois. De façon incroyable, la machine avait le dessus. Ils étaient sur le point de marquer l'histoire des ordinateurs.
Ensuite, après un épisode que Schaeffer trouve encore douloureux à décrire, Chinook eu une espèce d'erreur qui le força à abandonner une partie, égalisant le match. "Tinsley le vit comme une intervention divine pour l'aider" dit Schaeffer. "C'était une expérience religieuse pour lui et l'une des plus dévastatrices de ma vie."
Schaeffer et Chinook ne revinrent jamais dans le match et Tinsley s'envola vers la victoire, retenant son titre.
"Je pense que si je reste en bonne santé, il n'y aura jamais d'ordinateur capable de me battre" dit Tinsley à la CNN après le match.
Tout ceci construisit la tension pour le match de Boston en 1994.
Dans les matchs précédent la rencontre au sommet, Chinook avait joué contre Derek Oldbury et l'avait démoli. Oldbury mourut peu après. "Chinook joue contre Oldbury. Chinook bat Oldbury. Oldbury meurt. Il a dû mourir de Chinoukite !" s'amusa Tinsley.
Cela ne faisait pas rire Schaeffer. Il était un jeune homme travaillant sur l'ordinateur pour qu'ils jouent un jeu de vieux. Les meilleurs joueurs mourraient. Et il était, aux yeux de certains dans le monde des dames, un peu fâcheux que ce mec avec sa machine rutilante viennent et batte les fragiles grands maitres.
All of which set the table for the 1994 matchup in Boston.
En vieillissant, Schaeffer aurait aimé apprecier Tinsley davantage pendant leurs rencontres. "Je me remémore parfois le temps avec Marion Tinsley et je me rends compte que je ne réalisais pas à quel point il était éphémère et à quel point je j'appréciais. Je n'ai pas assez profité des avantages de la profonde et vraie relation d'amitié que nous avions" me dit-il. "Avec le recul et les années je m'aperçois je me déçois. J'aimerais avoir fait les choses différemment, mais j'étais obsédé par ma tâche et notre vue se rétrécit dans ces moments-là".
"J'ai essayé de faire le deuil et d'exorcicer les fantômes de cette histoire, mais ils me hantent toujours".
Même dans la narration de l'accompagnement de Tinsley à l'hôpital n'est pas exempte de l'idée que la maladie de ce vieil homme l'empêchera peut-être de le battre. Tinsley dit : "Je suis prêt à partir" et Schaeffer fut confus. Le vieil homme savait qu'il allait mourir et le jeune ne le comprenait pas.
Après que Tinsley eut déclaré forfait, Don Lafferty prit sa place et affronta la machone mais Schaeffer avait déjà en tête le défi encore plus grand de résoudre les dames. Les joueurs de dames finirent par haïr Schaeffer d'après ses dires. Ils lui envoyaient des lettres l'insultant lui et sa création. Il publia "un temps d'avance" en 1997 et les joueurs de dames lui cherchaient encore des noises.
De 1997 à 2001, il suspendit son projet de résoudre le jeu, de créer un programme capable de toujours calculer le meilleur coup. Un programme imbattable, parfait au jeu.
Quand il revint, son équipe étendit la base de données de finales, les connaissances parfaites de Chinook, jusqu'à toutes les positions avec 10 pièces ou moins sur le plateau. Cela faisait 39 mille milliards de positions.
Ils continuèrent à améliorer la stratégie de recherche de Chinook dite du "meilleur d'abord" qui lui permettait de ne faire qu'une fraction des calculs nécessaire pour simuler toutes les permutations possibles. Cela demanda à Schaeffer d'utiliser les capacités de calcul d'ordinateurs à travers le monde, étendant son expertise en calcul distribué. Il loua des machines partout, de la Suisse au laboratoire national Lawrence Livermore, un département majeur de l'énergie qui s'occupait d'armes nucléaires.
"Quelqu'un faisait tourner un programme nommé BOMB et moi je jouais aux dames." me dit Schaeffer. "C'était une situation très étrange. Le département de la sécurité aurait dû s'en préoccuper." Et ils l'étaient. Ils lui rendirent visite après avoir découvert les torrents de données sortant du laboratoire national d'Edmonton en Alberta.
Les performances des ordinateurs s'envolèrent au cours des années et ainsi les machines que Samuel avait à sa disposition. Comme les machines dont disposerait DeepMind. C'était un type d'intelligence étroit qui était développé, mais il faisait partie du long chemin de l'intelligence artificielle qui est censée révolutionner le monde au cours des prochaines décennies.
Schaeffer regarda sa tâche comme la continuation de celle de Samuel. Après son succès lors du championnat américain de 1990, il chercha à joindre le vieil homme pour partager sa joie. Malheureusement, Samuel venait de décéder, l'un des plus anciens développeurs encore actif. Né a Emporia, au Kansas en 1901, sa dernière authentification au réseau d'ordinateurs de Stanford datait de février 1990. Il avait vu l'essor de l'électricité, la sortie de la Ford modèle T, deux guerres mondiales, les humains sur la lune et les premières étincelles d'intelligence artificielle.
Finalement, en 2007, Schaeffer était en mesure d'annoncer dans le magazine Science qu'il avait travaillé sur le jeu de dames pendant 19 ans et qu'il l'avait résolu. La recherche en profondeur avait rejoint la base de fins de parties quelque part au milieu, comme un transcontinental de l'IA ayant les publications de haut niveau de Schaeffer comme moteur. Son équipe avait complètement calculé 19 des 300 ouvertures de compétition et elles suffisaient à démontrer que la partie était nulle si les deux adversaires jouaient parfaitement.
Le jeu de dames continue. Le sport a officiellement été conquis par les machines mais la vague de l'intelligence artificielle est partie et se heurter à des défis plus difficiles laissant les humains s'affronter les uns les autres comme au centre de conférence Honeysuckle Inn à Brandon au Missouri. Il y a encore des tournois, des champions et même des récompenses. Il y a un groupe de jeunes italiens en passe de dominer mondialement la discipline.
Schaeffer a laissé tomber les dames pour se reposer. Il travaille sur un livre à propos de l'histoire des ordinateurs aux échecs qui sortira en fin d'année. Il est doyen à l'université d'Alberta. "J'ai essayé de me départir des fantômes du passé mais reviennent sans cesse." me dit-il. "Je pense qu'ils seront une partie de moi jusqu'à la fin."
Mais avant cela, il lui reste une tâche à accomplir à propos du jeu de dames. "J'aimerais me rendre en pèlerinage à l'Ohio et visiter sa tombe", me dit Schaeffer.
La tombe ne possède qu'une simple pierre marquée Marion F. Tinsley. Dans le coin en haut à droite est dessiné un damier. Dans le coin en haut à gauche, une référence aux écritures, Hébreux 13:1 "Que l'amour fraternel subsiste."
Suivi par : "N'oubliez pas d'amuser les étrangers, certains pourraient ainsi amuser par inadvertance des anges". Imaginez Schaeffer, un de ces étrangers au début, complétant son pèlerinage et regardant cette tombe comme s'il sondait les profondeurs d'un puits. Pour Tinsley, le spirituel, la métaphore du jeu de dames comme puits sans fond était à la fois poétique et vraie. Mais Schaeffer, l'ingénieur, savait que nul puits n'en était exempt. Et les humains tenteront toujours d'en explorer les méandres.